Une "proto-écriture" dans l'art des grottes : la pseudo-découverte qui ravit les médias et hérisse les préhistoriensDans un article publié dans la revue Cambridge Archaeological Journal, un collectif d'auteurs prétend avoir enfin percé le mystère des signes géométriques dessinés en abondance sur les parois des grottes au Paléolithique. Leur théorie fantasque, qui s'appuie sur des travaux contestés et une méthodologie contestable, a malheureusement été reprise sans nuance par de nombreux médias.De nombreux éléments non-figuratifs apparaissant sur les parois des grottes ornées du Paléolithique n'ont jamais pu être interprétés par les chercheurs.Difficile de ne pas hausser les sourcils dès les premières lignes d’un article paru le 5 janvier dernier dans la revue spécialisée Cambridge Archaeological Journal, présenté par ses auteurs comme "une première lecture spécifique de la communication européenne du Paléolithique supérieur, la première écriture connue dans l'histoire de l'Homo sapiens." La formule est osée lorsque l’on sait que la première forme d’écriture communément admise dans l’histoire de l’humanité – le cunéiforme - apparaît en Mésopotamie près de 5000 ans après la fin du Paléolithique. Elle semble pourtant ne pas avoir fait tiquer les plus grands médias anglo-saxons (et quelques médias français), qui se sont empressés de relayer dans des articles enthousiastes la "fabuleuse" découverte exposée dans la publication.
Emballement"Un archéologue amateur découvre un système ‘d’écriture’ datant de l’Âge de glace", a titré le Guardian. "Un archéologue amateur aide à 'craquer' le code de l'art rupestre", a écrit la très sérieuse BBC. Le coup de grâce a été donné par le vénérable hebdomadaire scientifique américain The New Scientist : "Les mystérieux symboles des peintures rupestres pourraient être la plus ancienne forme d'écriture", peut-on lire en gras, comme si l'emploi du conditionnel pouvait suffire à atténuer l'effet d'annonce auprès d'un lectorat pas toujours sensible à l'art de la nuance. Il faut en tout cas croire que le storytelling a ici supplanté tout principe de vérification, à commencer par celle du profil des auteurs : parmi eux ne figure en effet qu’un seul archéologue, l’enseignant à l’Université de Durham Paul Pettitt, qui est également le seul à avoir publié dans des revues scientifiques à comité de lecture (autrement dit, dans lesquelles des pairs sont désignés pour relire et valider, ou non, les travaux). L'un est professeur d'histoire à la retraite, un autre encore "coach de vie". Bennett Bacon, propulsé en premier auteur, est, lui, restaurateur de meubles. "Passionné d’archéologie", nous apprennent les différents médias, il aurait passé "un nombre incalculable d’heures" à consulter des images de peintures rupestres sur Internet et à la British Library dans le but de trouver un sens aux éléments non-figuratifs apparaissant fréquemment dans les plus belles grottes ornées d’Europe, souvent aux côtés de figures animales. Après tout, puisque les chercheurs professionnels n’ont cessé de se casser les dents sur ce qui constitue l’une des plus vieilles énigmes de l’humanité, autant se retrousser les manches, non ?
Voici donc ce que Bennett Bacon aurait découvert : les signes énigmatiques apparaissant sur la grande majorité des parois ornées du Paléolithique seraient en réalité "un système d'écriture primitif utilisé par les chasseurs-cueilleurs pour enregistrer des informations sur les cycles de reproduction et de migration des animaux". Plus spécifiquement, la ligne verticale et le point, "deux des signes les plus fréquents", indiqueraient des mois et formeraient "un calendrier phénologique/météorologique local commençant au printemps et enregistrant le temps à partir de ce point en mois lunaires." Le "Y", "troisième signe le plus fréquent", voudrait dire "donner naissance".
Les signes de l'art paléolithique, une énigme irrésolueDepuis la découverte de l’art pariétal du Vieux continent il y a près d’un siècle et demi, traits, points et pléthore d’autres figures géométriques posent un problème d’interprétation aux chercheurs. Doivent-ils être compris comme les représentations symboliques d’importants concepts ou idées ? Comme les éléments d’une véritable construction syntaxique ? Ou encore comme rien qui ne puisse être appréhendé par les humains que nous sommes devenus ? A l’heure actuelle, ces questions restent sans réponse, et il est fort probable qu’elles n’en obtiendront jamais. Bien sûr, de multiples hypothèses ont été émises avec plus ou moins de sérieux par les spécialistes au fil des décennies, parmi lesquelles figurent celles de la proto-écriture, des calendriers lunaires et météorologiques, des systèmes de comptages et de numérotation ou encore de l’expression de la saisonnalité, formulée notamment par Norbert Aujoulat. Pour autant, aucune ne fut jamais suffisamment convaincante pour faire consensus. Des travaux n’en restent pas moins notables, à l’instar de ceux d’André Leroi-Gourhan, qui proposa dans les années 1960 une partition des signes en grands ensembles pour tenter de mieux les appréhender, ou de Georges Sauvet, qui démontra que certains signes n’étaient jamais associés entre eux, suggérant par là une possible intentionnalité.
Pourtant, il aura fallu attendre l'intervention de Ben Bacon pour venir à bout de ce mystère. Seul, à la lueur d’une lampe de bibliothèque, sans jamais se déplacer dans une grotte, ce modeste "anonyme de la rue" (sic) aura surpassé ceux qui ont parfois consacré leurs carrières entières à la compréhension de cette modalité d’expression préhistorique.
Relevés datés et biais de confirmationTrêve d’ironie. "Rien ne va dans cet article, qui est tout simplement scandaleux", lance Carole Fritz, spécialiste de l’art préhistorique et directrice scientifique de la grotte Chauvet, interrogée par Sciences et Avenir. "Cette histoire de proto-écriture est un serpent de mer, que Paul Pettitt et ses co-auteurs mélangent cette fois à d'autres théories anciennes et remises en cause parfois dès leur publication. J’ai du mal à comprendre comment un papier pareil a pu être validé, et pourquoi Paul Pettitt a accepté de le cosigner." Également sollicités pour réagir, Jean-Loïc Quellec, préhistorien français spécialiste du Sahara (à qui l’on doit une somme sur l’art des cavernes, La Caverne originelle, parue à l’automne 2022 aux éditions La Découverte), et Patrick Paillet, maître de conférences au Muséum national d’histoire naturelle et spécialiste de l’art et des représentations préhistoriques, sont tout aussi tranchants : "Le problème n’est pas qu’il s’agisse d’une démonstration faite par un amateur, mais que cette démonstration n’en soit est pas une", déplore Jean-Loïc Le Quellec. "Ils s’appuient sur des relevés du 19e siècle qui ne sont absolument pas fiables et dont plusieurs sont aujourd’hui considérés comme faux."
Patrick Paillet s’interroge de son côté sur la valeur d’une "théorie construite à partir de données partielles - de vieux relevés, des photos… - généralisée de surcroît à l'ensemble, aux 28.000 ans, du Paléolithique supérieur franco-ibérique." Et de poursuivre : "Les auteurs ont aussi et surtout oublié d'aller sur le terrain, dans les sites, dans les grottes, pour y porter leur propre regard, y faire leur analyse la plus objective possible, y vérifier la qualité et l'intégrité des faits archéologiques et graphiques qu'ils utilisent pour construire leur édifice théorique."
Un panel de signes tel que présentés dans l'étude : "(a) Aurochs: Lascaux, late period; (b) Aurochs: La Pasiega, late; (c) Horse: Chauvet, late (we differ in opinion with the Chauvet team, for whom it would be early); (d) Horse: Mayenne-Sciences, early; (e) Red Deer: Lascaux, late; (f) Salmon: Abri du Poisson, early; (g) Salmon (?): Pindal, late; (h) Mammoth: Pindal, early." Crédits : Université de DurhamS'ajoute à cette base de données plus que discutable et à l'absence totale d'observations in situ un biais de confirmation assumé dès les premières lignes du papier, dans lesquelles le collectif affirme "s'appuyer sur l'hypothèse non controversée que les points/lignes représentent des nombres". "S'appuyer sur une hypothèse", qui au passage reste tout à fait controversée, est bien entendu problématique dans le cadre d'une démonstration scientifique. Dans le même registre, on peut aussi signaler que les auteurs expliquent partir du fait qu’aucune séquence de leur corpus ne comporte plus de treize signes similaires, d’où l’idée d’une notation calendaire basée sur le cycle lunaire. Or, on observe "la présence d'une séquence de 59 signes, de deux de 29, de trois de 16, et de séquences de 14, 17, 20 et 28 signes", relève Jean-Loïc Le Quellec. Ces dernières ont donc été tout bonnement éliminées de l'étude, car sans doute susceptibles de la mettre en péril.
Impossible enfin de ne pas relever que trois signes seulement sont analysés, alors qu'il en existe plusieurs dizaines d'avérés dans l'art paléolithique. "Il semblait avant tout important de se concentrer d'abord sur les marques les plus courantes associées aux images figuratives", s'est justifié Paul Pettitt dans les colonnes de LiveScience. Mais là encore, l'association de ces signes aux images figuratives est un postulat : "Nulle part les auteurs ne s’interrogent sur les associations qu’ils étudient. Pourtant, quand commence une association ? Sur quels critères la différencier d’une simple juxtaposition ? Est-on bien toujours certain de la contemporanéité du signe et de l’animal ?", soulève Jean-Loïc Le Quellec.
Fantasme contemporainDes trois chercheurs interrogés, pas un seul ne s’est montré opposé à une nouvelle proposition interprétative de ces signes. "Je ne suis pas hostile à l'idée des calendriers ou des systèmes numériques de comptages en lien avec la vie et la reproduction du vivant végétal ou animal, mais je conteste radicalement la méthode développée ici, ou plutôt l'absence de méthode", conclut Patrick Paillet. "Si vous voulez décrire une proto écriture, il faut prendre la totalité des éléments et travailler sur les relations entre eux, ce qui n'est absolument pas fait ici", termine de son côté Carole Fritz. "Les paléolithiques avaient une autre vision du monde que la nôtre, aussi faut-il arrêter de systématiquement plaquer nos désirs sur eux. Ces sociétés n’avaient sans doute pas d'écriture parce qu'elles n'en avaient pas besoin." Nous laisserons le dernier mot à Jean-Loïc Le Quellec : "Comment croire à l'utilité pratique de noter au fond d'une grotte, et souvent dans des lieux difficile d'accès, ou très peu visibles, ou accessibles à seulement une ou deux personnes, des informations telles que la période de mise bas des bisons ?"
Encore un exemple édifiant des dérives possibles de la paléontologie. Sensiblement, l'absence de formation spécifique dans un domaine donné ne devrait pas permettre d'invalider par principe les résultats obtenus, mais le fait que pas un seul des "découvreurs" ne soit préhistorien me paraît malgré tout assez contrariant. Par ailleurs, je constate que l'on retrouve encore une fois le vieux mondingre des archéologues amateurs : si écriture il y a, c'est forcément un calendrier. À l'occasion, je serais intéressé de savoir d'où provient cette association d'idées...